Les yeux grands ouverts
Quand ce soir là j’avais plongé mes yeux dans les siens, j’ignorais que c’était pour la dernière fois. Dans ses pupilles jadis plus bleues qu’un ciel tropical j’ai vu une immense lassitude. La fatigue de toute une vie, et la maladie aussi. Dix ans d’agonie lente en reflet triste dans ses yeux délavés.
- Encore cinq minutes, lui dis-je
- Je suis fatigué, poussin, on remet ça à la prochaine fois.
- Allez, s’il te plait !
Il eut un rire clair. Ma réaction d’enfant gâté, je suppose.
- Je suis trop fatigué, répéta-t-il.
Je baissais les armes. Dans les yeux de mon père, il y avait autre chose. C’était là, indéfinissable et lancinant. Moi, d’ordinaire si obstinée, je capitulais.
Il faut dire qu’il avait eu une vie pas banale, marquée par l’Histoire. On ne choisit pas son époque. Il était né le 15eme jour du mois de janvier 1917. C’était l’aîné d’une fratrie de quatre. Il était la fierté, le pilier de la famille. Il avait un esprit brillant, acéré, décalé, en avance sur son temps. La guerre l’avait rattrapé. Il avait 20 ans et des poussières quand elle avait éclaté. Sa jeunesse, son innocence, ses rêves, tout avait été dynamité.
Il était parti au combat avec les autres, il avait même tué un ennemi. Un jeune allemand au visage angélique. Il avait passé sa vie à regretter ce meurtre tant il s’identifiait avec ce mort qu’il aurait pu être. Le combat n’avait pas duré, le pays avait capitulé. Il avait été fait prisonnier dans un camp de travail. On n’y mourrait pas vite mais les conditions étaient rudes.
Il avait pour lui deux atouts majeurs : il parlait bien l’allemand et il était blond aux yeux bleus. Il s’en était tiré comme ça, en endormant ses geôliers de sa blondeur germanique jusqu’à ce qu’un soir, avec deux camarades d’infortune, ils avaient pris le large par un grand trou creusé méticuleusement sous la clôture.
Ils voyageaient de nuit, vers l’Est. Ils dormaient le jour dans les meules de foin. Ils crevaient de faim, souvent. Ils survivaient en chapardant dans les fermes. Ils avaient été repris, punis, brimés. Au trou ! Mais rien n’avait eu raison de leur soif de liberté. Un beau jour, ils s’étaient enfuis à nouveau et pour de bon.
Le trajet avait été interminable mais, enfin, ils étaient arrivés en territoire libre : en Hongrie. Ils s’étaient séparés mais restaient en contact. Mon père avait d’abord vécu un enfer. Il avait faim, hébergé par charité dans des endroits crasseux, rongé de vermine. Les puces l’empêchaient de dormir. Mais un jour, la chance lui avait souri. Il avait appris la langue du pays rapidement et il était, il faut le dire, un violoniste hors-pair. Il avait trouvé un emploi dans le grand orchestre de Budapest.
Ces années là avaient été heureuses. Il aimait les femmes, toutes les femmes. Pour lui, la plus belle, c’était Elizabeth Taylor et ses yeux myosotis. Au début, il s’était beaucoup amusé. C’était un très beau jeune homme et sa soif du beau sexe était intarissable. C’est cela même qui l’avait perdu avec les femmes, il n’avait jamais pu être satisfait par une seule d’entre elle. Alors il les collectionnait pathologiquement. Il avait fini tout seul dans un désert sentimental froid et aride.
Par la suite donc, la guerre s’était étendue comme une marée noire et il n’avait plus pu se cacher. Il avait été fait prisonnier dans un camp où on ne tuait pas les gens mais où on les faisait mourir à petit feu. Il avait connu le travail forcé et la privation de nourriture. Il n’était qu’à moitié vivant quand les anglais et les américains les avaient libérés. La haine était telle que leurs libérateurs avaient dû les garder captifs le temps de les nourrir et de calmer leur colère.
Voilà comment il s’était retrouvé au pays à l’âge de 25 ans sans diplôme et sans avenir. Il voulait repartir. Il avait l’âme bohême et le sexe aussi. Mais ses parents avaient besoin de lui dans l’entreprise familiale et à cette époque on obéissait à ses géniteurs. Mauvais choix pourtant, on n’attache pas une colombe à sa cage.
Une carrière florissante de chef d’entreprise et un mariage raté plus tard, il avait rencontré ma mère. Elle avait 22 ans de moins que lui et c’était une bombe atomique. Il avait tout envoyé balader pour ses grands yeux noisette. Elle voulait un enfant, un fils ! Il était bien trop vieux mais il avait cédé devant son insistance. C’est comme ça qu’un beau jour de juin j’avais atterri dans sa vie…
Quand ce soir-là, donc, j’avais plongé mes yeux dans les siens, il y avait la lassitude de toute une vie.
- Viens, poussin, me dit-il. Je vais te raccompagner.
Cela faisait plus d’une décennie qu’il me reconduisait le samedi soir chez ma mère. Elle l’avait quitté pour un homme bien plus jeune. Il l’avait bien mérité. Jamais mari n’avait été plus infidèle que lui.
Il m’avait donc raccompagnée. J’étais moi aussi vannée et j’étais allée me coucher. Je m’étais endormie d’un sommeil lourd et profond. Lui, était rentré, s’était assis dans son fauteuil préféré de velours rouge et s’était assoupi. C’est là qu’au beau milieu de la nuit et de son sommeil, il était mort.
Cette nuit là, j’ai fait un rêve à nul autre pareil. Un rêve sans image et sans son. J’ai quitté mon corps dans un tourbillon de lumière. C’était à la fois doux et étourdissant. Ce tourbillon, c’était mon père qui venait me dire au revoir. J’étais euphorique, du bonheur à l’état pur. Je lui ai demandé de m’emmener, rien ne me rattachait plus à cette terre. Le tourbillon s’est agité. Ils étaient désormais plusieurs. Ils l’emmenaient loin de moi. Je les ai suppliés, je voulais partir. Ils ont refusé. Ils ont dit, sans bruit, que je devais rester pour accomplir mon destin et pour l’enfant.
Je m’accrochais désespérément à mon père quand le tourbillon de lumière a cessé brutalement. Je suis retombée dans mon corps et ça m’a réveillée. J’étais assise dans le noir, le visage baigné de larmes. Je savais.
C’est moi qui suis morte cette nuit là. J’ai sombré à mon tour dans un immense désert aride de solitude. Trois jours de larmes et de peine insupportable puis un vide abyssal. Mon cœur est devenu une froide pierre de lune.
Je suis née à nouveau dix ans plus tard en donnant naissance à l’enfant. J’ai pris bien soin de ne pas projeter sur lui les espoirs déçus et les rêves éteints. Il sait pourtant, il est fait de la même matière lumineuse. Je le nourris chaque jour de musique. Il est à lui seul la musique de tout l’univers. J’attends à présent, sans aucune impatience, le moment où je pourrais partir, les yeux grands ouverts et le sourire aux lèvres.
Attention : toute ressemblance avec la réalité est le fruit du pur hasard ou le produit de votre imagination.
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