WTC
Pierre sourit et but une gorgée de vin blanc.
— Julia, avez-vous déjà visité New York ?
Julia, l’air pensive, caressait distraitement le pied de son verre.
— Oui, c’était il y a bien longtemps, en 1984.
— En effet, cela ne nous rajeunit pas.
— C’était la première fois que je posais les pieds en Amérique. Je voyageais avec mon père. Nous devions passer deux jours dans la ville puis nous partions vers le sud. On m’avait dit : New York, soit tu aimes, soit tu détestes. Dès l’aéroport, j’avais été prise à la gorge par la chaleur du mois de juillet. Tout me semblait plus grand, plus loin, plus étrange. Et comme toujours, la chambre d’hôtel était luxueuse et impersonnelle.
— Qui peut se plaindre de trop de luxe, Julia ?
— Vous ne comprenez pas. J’aurais préféré moins de confort et plus de sentiments.Moins de murs et plus de gens. Ca m’arrivait souvent, à l’époque, de me lever au milieu de la nuit chez moi pour errer dans la ville. J’échouais parfois au petit matin avec des prostituées qui finissaient leur boulot autour d’un café dans un bar perdu, attablées avec les vendeurs de fleurs, tous fanés d’une nuit trop longue et inutile. Et je me sentais plus à ma place, là, au milieu de la misère humaine que cette fois là dans cette chambre figée à New York.
— Ah, je vois que vous n’avez pas aimé cette ville.
— Je n’ai pas di ça. Mon père avait réglé le programme et je suivais passivement son circuit touristique et prévisible. A un certain moment, je me suis allongée dans l’herbe à Central Park mais même la nature n’avait pas l’air à sa place dans cette ville démesurée. J’avais l’impression de marcher pendant des heures pour n’arriver nulle part.
— Certaines choses ont pourtant dû vous plaire.
— En effet, j’étais fascinée par les bâtiments gigantesques au pied desquels les clochards dormaient à même le sol jonché de papiers gras. Je voulais prendre de la hauteur, et coller une jolie image sur cette misère. Je voulais monter au sommet de l’Empire State Building. Mais mon père ne voulait pas. Il disait que, quitte à venir si loin, autant monter au sommet du plus grand édifice dela ville. D’un air mauvais, j’avais regardé de loin les deux tours jumelles du World Trade Center. Je trouvais ces buildings laids et je ne voulais pas y grimper.
— Et que s’est-il passé ?
— Le ton est monté, et nous nous sommes disputés. J’ai bien dû me résigner. Je me suis réfugiée dans un silence plein de colère et c’est pour ça que cette image reste gravée dans ma mémoire comme dans un film. Je revois l’ascenseur interminable et gris et les portes qui s’ouvrent au ralenti. Je me revois avancer sur une immense terrasse bordée de protections. Un garde-fou pour les envies de suicide. Je me revois partir vers la gauche et mon père vers la droite. Je me suis retrouvée seule et j’ai ressenti une un malaise intense. Le temps était brumeux ce jour-là et on ne voyait pas grand-chose. Je me suis collée à la paroi, la ville déroulait devant moi ses avenues rectilignes. Et c’est là que j’ai compris que je n’étais pas à ma place dans cet univers. Ce jour-là, j’ai laissé un morceau de moi-même au sommet du World Trade Center. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire…
— Ah bon ?
— Mon père était mort depuis longtemps à l’époque mais avant de s’effondrer, les tours m’ont envoyé un message.
— Comment ça, un message ?
— Le 9 septembre 2011, je n’étais pas à New York, j’étais au travail. L’avion venait de s’écraser sur le WTC et on nous a laissé rentrer plus tôt. En rentrant, j’ai relevé mon courrier dans la boîte et j’ai allumé la télé. A l’écran, les immeubles venaient de s’écrouler et je me suis figée. Dans ma main je tenais une carte postale d’un ami parti loin en voyage. La carte représentait les deux tours jumelles Petronas de Kuala Lumpur en Malaisie. A cet instant précis elles étaient devenues les plus hautes au monde, orphelines de leur rivale américaine. Cela m’a fait l’effet d’un électrochoc. Le message sur la carte disait : « Il y a une lumière qui ne s’éteint jamais ».
Attention : toute ressemblance avec la réalité est le fruit du pur hasard ou le produit de votre imagination.
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